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Assises internationales du roman.
8 mai - 3 juin. Villa Gillet. Lyon.

Benoite Groult
Douleur de l'âme, douleur du corps

En découvrant le sujet du 1er juin auquel je participe, je me suis dit tout
d'abord qu'il ne me concernait pas directement. J'ai conscience en effet d'être née
dans un milieu privilégié, dans une famille parisienne et bourgeoise, mais aussi
artiste puisque mon oncle était le célèbre couturier Paul Poiret, et mon père un
décorateur connu des années 25-30. Ma mère Nicole Groult, était une des rares
femmes de son milieu qui travaillait, puisqu'elle avait créé sa propre maison de haute
Couture, et s'entoura toujours de nombreux artistes, Picabia, Dufy, Derain,
Segonzac, et d'écrivains, marcel Jouhandeau, Paul Mordand, H. P. Roché, Pierre
Benoît, etc. Elle était depuis 1913 l'amie intime de Marie Laurencin, qui devint ma
marraine en 1920, et dont elle fut le modèle pour de nombreux tableaux.


J'ai donc bénéficié d'une enfance aisée, en compagnie de ma soeur Flora ; j'ai pu
faire des études - une licence ès-lettres (latin, grec, philosophie) à la Sorbonne et
commencer ma vie active comme professeur au cours Bossuet à Paris puis
secrétaire de Jean Marin à la Libération et journaliste à la radiodiffusion.

A la fin de la guerre de 1944 j'avais 24 ans mais je n'étais toujours pas une citoyenne
puisque je n'étais pas autorisée à voter. Nous étions presque les dernières en
Europe (avant la Grèce et le Lichtenstein) à n'avoir pas le droit de vote ! Mais la
grande majorité des Françaises ne s'en souciaient guère. Il y avait des problèmes
plus urgents en 1945 que les droits des femmes et le mot de féminisme n'était jamais
prononcé. C'est en 1949 seulement que Simone De Beauvoir écrira cette "Bible du
féminisme" que "Le deuxième sexe" est devenu très vite aux Etats-Unis, alors
qu'en France le livre était mis à l'index sur recommandation du Vatican et traîné dans
la boue par toute la critique. François Mauriac donnait le ton en déclarant : "Cet
ouvrage a atteint les limites de l'abject." Un mot incoyable pour qualifier un essai
historique et philosophique ! Mais ce qui paraissait intolérable c'est que Beauvoir la
première osait s'attaquer à un sujet tabou : la sexualité féminine.


Comment expliquer l'absence de conscience politique des jeunes filles de cette
époque ? Je crois qu'elle était induite par notre éducation catholique traditionnelle
dans des écoles non mixtes jusqu'en 1939. J'ai été une "petite fille modèle"
comme les a décrites la Comtesse de Ségur dans la Bibliothèque Rose, nos livres de
chevet dans notre enfance ; puis "une jeune fille rangée" comme la décrira plus
tard Simone De Beauvoir dans son premier volume de Mémoires. Et très peu d'entre
nous ont eu assez de personnalité et d'audace pour se dé-ranger. La grande
majorité de mes contemporaines acceptaient leur sort, arrêtaient leurs études pour
se marier et entraient dans une existence que refusent d'imaginer les adolescentes
d'aujourd'hui, sans pouvoir ouvrir un compte en banque sinon avec l'autorisation d'un
père ou d'un mari, sans contraception, sans droit à l'avortement, sans indépendance
financière et plus tard sans retraite, etc...


Alors bien sûr, grâce à Jules Ferry ou à Victor Duruy, l'instruction était pratiquement
la même pour les garçon et les filles mais je me suis aperçues après coup que
pendant toute notre scolarité nous avions été totalement privées de modèles
féminins auxquels nous aurions pu nous identifier, de ce qu'on appelle les figures

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KarlPineau