Vous visualisez actuellement un média autre que celui transcrit/à transcrire.
p.64_3_
ch.I Rosie GROULT

J'étais une joliegentille petite fille avec de très grands yeux
bleus un peu fixes, une frange de cheveux châtains bien
raides et une bouche trop charnue pour l'époque et que
je portais souvent ouverte, ce qui me donnait un air
débile qui désolait ma mère. Comme elle n'était pas
femme à se désoler mais à agir, afin de me rappeler de
mimer cette bouche en coeur qui était à la mode pour
les filles dans les années 30, elle me soufflait en public,
dans un chuchotement que je jugeais tonitruant : 
« Pomme, Prune, Pouce ! »

Je ne lui ai jamais répondu « Zut ! ». Je devais bien
être débile quelque part... Docile, je rassemblais mes
deux lèvres pour qu'elles ressemblent à celles de ma
soeur qui étaient parfaites. Comme tout le reste de son
être aux yeux de ma mère. Ah ! se dit le psy, l'air connu
de la jalousie !

Eh bien non, même pas. J'aimais ma petite soeur,
de quatre ans ma cadette et, en tout cas, je ne l'ai jamais
haïe. Je l'ai à peine torturée, de bonnes grosses bri-
mades bien innocentes. Après tout, je n'avais jamais
prétender adorer ma mère comme elle. Il était donc nor-
mal que maman préférât le genre de beauté de Flora et
l'attachement passionné qu'elle lui vouait et qui ne s'est
d'ailleurs jamais démenti.

Encore aujourd'hui, vingt ans après la mort de
notre mère, Flora me dit parfois : « J'ai vu maman cette
nuit en rêve. Elle allait bien.»

Moi, je rêve rarement d'elle. Sans doute parce que
je me suis mise à lui ressembler.

Grâce à Pomme-Prune-Pouce, je n'ai pas la bouche
qui pend. Et je n'ai pas le dos trop rond, malgré mon
âge et mon métier, grâce à la chaise de torture qu'elle
m'avait commandée dans un magasin d'accessoires
pour handicapés : un siège de bois massif, lourd et
raide comme la justice, comportant, au centre de
l'assise, une haute planche de la largeur de mon dos qui
m'obligeait à m'asseoir très droite, presque au bord, et
qui comportait deux brassières en sangle où je devais
enfiler mes bras, ce qui me donnait le maintien d'Eric
von Stroheim
. Mes coudes étaient si bien tirés en
arrière que je parvenais tout juste à porter ma
fourchette à la bouche. 1

- Mâche, Rosie, mâche ! Regarde André, elle fait semblant d'avaler
mais elle empile tout dans ses joues comme un hamster.

Rosie n'a jamais eu l'idée de recracher... elle était sûrement
débile quelque part.

Comme je chipotais - par bonheur par bonheur on n'appelait pas
encore anorexie ces manifestations puériles d'opposition - on compensait
par du Benax fait de germes de blé, de la Gaduase, huile de foie
de morue prétendûement désodorisée (mais les morues qui bati-
folaient sur l'emballage suffisaient à lever le coeur) ; de la Phytine Ciba
pour le squelette et du sirop de pommes de reinette pour les bronches.

_________________________________________________________________________________
1 avec 50 ans d'avance, ma mère m'imposait un de ces "sièges ergonomiques"
qu'on recommande aujourd'hui dans les écoles d'avant-garde
Contributeurs (1)
joelyne