par quels sortilèges ces Françaises avaient bien pu détourner leur fiston des impeccables jeunes filles prévues pour eux... Cette perspective me glaçait le sang.
J'ai pourtant été amoureuse d'un de mes libérateurs, un pilote de B52.
Sûrement très capable, puisqu'il est devenu l'un des pilotes personnels d'Eisenhower. Il voulait m'épouser et m'emmener vivre à Blue Bell, une bourgade de Pennsylvanie. C'était un juif, fils d'un boucher de village, dont la famille, qui avait eu plus de flair que les autres, avait fui l'Allemagne dés 1925, alors qu'il n'avait que douze ans. Il n'avait pu acquérir aucune culture dans aucune de ses patries successives. Dans son village allemand, il était relégué au fond de la classe comme juif, et l'instituteur ne l'interrogeait jamais. A Philadelphie, il avait dû travailler tout de suite comme apprendu pâtissier. Il ne lisait jamais un livre, ne connaissait des pays où il avait voyagé que les aéroports et ne s'intéressait qu'aux forteresses volantes et aux C54. Que serai-je devenue à Blue Bell, pauvre Paimpolaise n'habitant même plus Paimpol, attendant son beau pilote qui lui raconterait ses incidents de vol ?
Il n'a jamais compris que je refuse d'habiter l'Amérique, moi, pauvre ressortissante d'une France vaincue et ruinée : j'ai continué à la voir, d'ailleurs tout au long de ma vie et de l'aimer, et c'est lui qui m'a inspirée pour le héros des Vaisseaux du coeur dont j'ai fait un marin pêcheur dans le roman.
En 1945, enfin, le Traité de paix a été signé, les troupes américaines ont quitté Paris et je me suis retrouvée avec ma vie à reconstruire. Mais j'étais persuadée, après cet épisode, que j'étais devenue une femme expérimentée, qui saurait "y faire" avec les hommes. Bien sûr, avec des Français, ce serait plus dur mais j'étais pleine de confiance. J'avais près de 26 ans, il était temps de trouver un vrai compagnon et d'avoir un vrai enfant. Mais là aussi, nous nous sommes trouvés victimes de l'accélération de l'Histoire après cinq ans de stagnation : on était tenté de tout faire