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ROSIE G ROULT
d'avant-guerre, qui avions eu dix-huit ans en 1939, nous
avons été presque toutes des innocentes du village. D'un
village planétaire. Et c'était pire ailleurs! Au moins
n'étais-je pas une de ces négresses à plateau que j'avais
vues, exhibées comme des guenons sur une estrade, à
l'Exposition coloniale de 1936. J'avais seize ans déjà,
mais l'idée ne m'a pas effleurée qu'elles aussi étaient
femmes «à condition». À condition de plaire aux
hommes qui fixaient les critères à leur guise, fussent-ils
les plus cruels, et n’épousaient qu'en cas de conformité.
C'est ainsi qu’à vingt ans je n'avais toujours rien
remarqué d'anormal dans le fonctionnement de la
société. J'avais en poche une licence ès lettres, j'ensei-
gnais le latin et l'anglais dans un cours privé, pourquoi
ne pouvais-je pas voter comme les chauffeurs de taxi ou
les balayeurs, ni ouvrir un compte en banque sans auto-
risation maritale, ni avorter sans risquer des pour-
suites, une condamnation de la société et peut-être la
mort ?
La question n'a pas été posée.
Et pourquoi, pendant l'Occupation, les hommes
eurent-ils seuls le droit à une carte de tabac, les femmes
étant une fois de plus traitées comme des mineures ?
La question n'a pas été posée.
(En revanche, la réponse a été trouvée! Aucune de nous ne fumant,nous avions confisqué la carte de tabac de mon père pour l'envoyer chez des fermiers du Morbihan qui nous expédiaient en échange du beurre
et des lapins.)
Pourquoi, enfin, en suis-je restée à la licence sans
aller jusqu'à l'agrégation où à Normale comme les
jeunes gens autour de moi? Je les ai vus décoller. Je
suis restée sur place. A quoi tenait ce défaitisme qui m'a
incitée à abandonner alors que j'avais le temps, l'argent,
la santé et le goût de l'étude ?
Là non plus, la question n'a pas été posée.
Mais là aussi, j'ai trouvé la réponse en découvrant,
des années plus tard, un passage du Deuxième Sexe qui
semblait écrit pour moi:
« C'est d'abord dans la période d'apprentissage que...
ROSIE G ROULT
d'avant-guerre, qui avions eu dix-huit ans en 1939, nous
avons été presque toutes des innocentes du village. D'un
village planétaire. Et c'était pire ailleurs! Au moins
n'étais-je pas une de ces négresses à plateau que j'avais
vues, exhibées comme des guenons sur une estrade, à
l'Exposition coloniale de 1936. J'avais seize ans déjà,
mais l'idée ne m'a pas effleurée qu'elles aussi étaient
femmes «à condition». À condition de plaire aux
hommes qui fixaient les critères à leur guise, fussent-ils
les plus cruels, et n’épousaient qu'en cas de conformité.
C'est ainsi qu’à vingt ans je n'avais toujours rien
remarqué d'anormal dans le fonctionnement de la
société. J'avais en poche une licence ès lettres, j'ensei-
gnais le latin et l'anglais dans un cours privé, pourquoi
ne pouvais-je pas voter comme les chauffeurs de taxi ou
les balayeurs, ni ouvrir un compte en banque sans auto-
risation maritale, ni avorter sans risquer des pour-
suites, une condamnation de la société et peut-être la
mort ?
La question n'a pas été posée.
Et pourquoi, pendant l'Occupation, les hommes
eurent-ils seuls le droit à une carte de tabac, les femmes
étant une fois de plus traitées comme des mineures ?
La question n'a pas été posée.
(En revanche, la réponse a été trouvée! Aucune de nous ne fumant,nous avions confisqué la carte de tabac de mon père pour l'envoyer chez des fermiers du Morbihan qui nous expédiaient en échange du beurre
et des lapins.)
Pourquoi, enfin, en suis-je restée à la licence sans
aller jusqu'à l'agrégation où à Normale comme les
jeunes gens autour de moi? Je les ai vus décoller. Je
suis restée sur place. A quoi tenait ce défaitisme qui m'a
incitée à abandonner alors que j'avais le temps, l'argent,
la santé et le goût de l'étude ?
Là non plus, la question n'a pas été posée.
Mais là aussi, j'ai trouvé la réponse en découvrant,
des années plus tard, un passage du Deuxième Sexe qui
semblait écrit pour moi:
« C'est d'abord dans la période d'apprentissage que...
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maurine