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LA PAUVRE ZAZATE 93

d'amour envers Georges serait de devenir une perle.
Et aussi longtemps que je suis restée amoureuse, j'ai
réussi à vivre heureuse. Même si ce fut parfois dur de
consacrer une si grande partie de mes loisirs à ces
« arts du néant » comme les appelait Proust, surtout
en un temps où le terme « partage des tâches » n'avait
même pas été inventé. Je m'en tirais en hissant
chaque corvée au rang de preuve d'amour. Apparem-
ment, c'est la future George Sand qui, la première de
nous deux, soupçonna que les femmes étaient per-
dantes à ce jeu-là.

« Il faut se demander, écrivait-elle, toujours à Émi-
lie
, si c'est à l'homme ou à la femme de se refaire ainsi
sur le modèle de l'autre. Mais "comme du côté de la
barbe est la toute-puissance" et que d'ailleurs les
hommes ne sont pas capables d'un tel attachement,
c'est à nous qu'il appartient de fléchir à l'obéissance... Il
faut aimer et aimer beaucoup son mari pour en venir
là », concluait-elle avec lucidité.

Pendant plus de deux ans, j'aimai beaucoup.

Ma mère sut bien avant moi que mon amour ne
suffisrait pas à la tâche. Je repérais souvent l'effort
désespéré qu'elle imposait pour se taire quand elle me
surprenait en flagrant délit de soumission ou qu'elle
surprenait Georges dans l'évidence de son indifférence.
Non qu'il fût vraiment indifférent, j'en restais convain-
cue. Mais il jugeait incompatible avec sa dignité
d'homme de manifester ses sentiments en public et il
avait décidé une fois pour toutes que son métier, qu'il
adorait, prendrait le pas sur sa vie privée.

Nicole n'avait pas bronché quand ma première fille
était née juste avant Noël et que Georges avait accepté
de passer la nuit du réveillon dans la rue pour inter-
viewer les Parisiens en fête. Mais je lus dans son silence
pesant que le motif lui paraissait dérisoire pour justifier
qu'il laissât sa femme seule à leur premier Noël
ensemble et au premier jour de leur premier enfant. De
ma chambre à la clinique du Belvédère, j'entendais
chez les jeunes accouchées voisines sauter les bouchons
de champagne et rire les maris.

Contributeurs (1)
joelyne